Le salon

Au bout du couloir, une pièce ovale et déserte tenait lieu d'antichambre au célèbre salon. La fraîcheur qui y régnait raviva quelque peu mes forces. Oscillant dans la pénombre, un lustre de toute beauté auréolait d'un discret halo doré le prophète Moïse, représenté sur chacune des tapisseries monumentales qui ornaient les murs. J'attribuai à la magnificence de ces scènes bibliques l'assurance qui me permit de redresser la tête au moment fatidique où les deux immenses portes battantes s'ouvrirent sur le salon. 



Comme si elle n'avait jamais existé, la gouvernante disparut aussi soudainement qu'elle m'était apparue, me livrant en pâture à une foule d'êtres aussi dissemblables qu’extraordinaires – par bonheur, je ne savais pas encore à quel point certains l’étaient ! –. Sous l’assaut de cette profusion de visages qui se pressaient pour mieux s’enchevêtrer, ma vue se brouilla quelques secondes. Quand je revins à moi, en proie à un flot d’émotions contradictoires, un jeune homme affable m'accueillit en souriant. Combien je le bénis alors ! Il me soustrayait à l'attaque imparable d'un régiment entier rodé aux mondanités. En me saluant avec une ostensible déférence – à nouveau, cette sombre pensée « se moquait-il de moi ? » m’étreignit –, il se présenta comme le comte de Mailly. Lorsqu’à mon tour je déclinai mon identité, ma voix s'étrangla. À cette annonce, toutefois, je ne notai dans son attitude ni mépris, ni étonnement. Seule son obséquiosité, en parfaite opposition avec son rang, jetait une ombre inquiétante sur ce tableau idyllique. Si complot il y avait, en faisait-il partie ? Profitant du répit qu’il m’allouait en engageant la conversation, je tentai de repérer le mystérieux auteur du billet, quelqu’un qui m'aurait été familier. Cependant, lorsque je compris que la poignée de visages qui avaient retenu mon attention m’étaient finalement totalement inconnus – leur appartenance seule à un type physique commun avait engendré un effet de déjà vu –, je pris provisoirement le parti, moins hasardeux, d’inspecter les lieux.

Les murs, qu'habillaient d'épaisses tentures de velours grenat, supportaient de généreuses moulures agrémentées de bas-reliefs médaillons. Parmi les nombreux tableaux aux larges cadres dorés qui égayaient le salon, je remarquai plusieurs portraits de Mademoiselle Lampado. À l’une des cloisons, une extraordinaire tapisserie champêtre grimpait comme le lierre le long d'une façade. Se délassant sur un vaste sofa, une peau de bête prêtait refuge à quelques coussins abandonnés de-ci de-là, au gré de l'humeur de la maîtresse des lieux.

Assise à une minuscule table ronde en marqueterie, une vieille dame, accompagnée de ses deux filles – sur ce dernier point, toutefois, je ne pouvais pas être catégorique, les mœurs de la maison ne permettant pas d’affirmer avec certitude, ni même de deviner, les relations qu'entretenaient les convives les uns avec les autres  –, me fit penser à ma tante Élisabeth. Dotée des mêmes yeux ronds aux sourcils si fins qu'ils étaient presque invisibles, d’un nez busqué et d’un menton volontaire, elle parlait avec le même accent rugueux que l'on entend dans nos campagnes du massif central. Seul l’étonnant duvet roux qui ourlait sa lèvre supérieure la distinguait sans équivoque de tante Élisabeth. L'une des jeunes filles, qui ne partageait avec son homologue que le port de tête altier, au vu de son visage aussi extatique qu'hermétique, avait visiblement quitté son enveloppe charnelle pour atteindre de plus hautes sphères. Sa voisine, qui souriait en dodelinant du chef, répétait inlassablement la fin de chaque phrase que prononçait la duègne à moustache, comme un nourrisson qui apprend à parler. Derrière elles, accoudé à un bahut massif dont les colonnes n’avaient rien à envier à celles d’un authentique temple ionique, un homme chauve âgé d’une quarantaine d’années ramenait régulièrement derrière l’oreille une mèche fantôme en fumant son cigare avec délectation. Multipliant les moulinets de ses longs bras osseux, un jeune éphèbe discutait avec lui.

Le comte de Mailly ne cessa son monologue que lorsqu’il comprit que je ne connaissais pas Mademoiselle Lampado. Dans ses grands yeux noirs, je vis l’étonnement se mêler à la curiosité. Quelques secondes plus tard, il me proposait son bras ; j’acceptai sans réfléchir. D’un pas résolu, il fendit la foule, bousculant au passage une petite femme trapue au visage masculin qui me lança un regard perçant. Je m'excusai, mais nous étions déjà trop loin. Quand je saisis le but de sa manœuvre – me présenter à Mademoiselle Lampado –, je blêmis. Mais il était trop tard, nous avions déjà rejoint le groupe d’invités qui l’encerclaient. Grâce aux nombreux portraits qui agrémentaient le salon, je n’eus aucun mal à la reconnaître. Personne, ce soir-là, n’avait les mêmes épaules athlétiques, ni les mêmes cheveux longs et blonds.

Fin de l'extrait

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2 juillet 2016

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