La cave

À l’extérieur de l’édifice, nous empruntâmes l'étroit escalier à vis qui s’enfonçait dans l'obscurité. Les marches, grossièrement taillées dans la roche, glissaient terriblement. Par trois fois, je manquai de me rompre le cou. Lorsque mes yeux s’habituèrent enfin à la pénombre – par bonheur, comme ma mère, je voyais très bien dans le noir –, je distinguai un couloir qui desservait deux pièces sur la droite. Nous avançâmes en silence le long du mur. La première pièce était vide, comme la seconde. Brusquement, Mademoiselle Lampado se tourna vers moi. Je reculai pour éviter une collision. Le dos collé au mur glacé, je la questionnai à voix basse :



— Que se passe-t-il ? 
— Il n’y aucun témoin, ici-bas, pour me voir manquer à ma parole, commença-t-elle en avançant d'un pas.
— Je ne crois pas que ce soit le moment, ni l’endroit…
— Vous parlez trop, Joséphine, dit-elle en écartant une mèche de cheveux qui me revenait dans les yeux. À votre âge, j’écoutais. 
— À quoi ces caves servent-elles ? demandai-je en me dégageant d’un mouvement brusque. 
Ses yeux flamboyèrent puis son visage s’adoucit à nouveau.
— Elles sont désaffectées, comme vous pouvez le voir. 
— Cependant... continuai-je avant d’être interrompue par un grognement lugubre suivi d'un cri bref, juste au-dessus de nos têtes. 
— Encore ! Que se passe-t-il donc ? Remontons, voulez-vous ? 
À peine avions-nous franchi le seuil de la pièce que des bruits de pas résonnèrent dans les escaliers. Mademoiselle Lampado m'attrapa aussitôt par le bras et m'entraîna dans un renfoncement. À nouveau, sa main vint se coller sur ma bouche. Je fronçais les sourcils sans chercher, cette fois-ci, à me soustraire à son emprise ; la peur m'occupait tout entière. De sa main libre, elle m'immobilisa les poignets. Croyait-elle que j’allais m'enfuir en hurlant de terreur ? Ses yeux, à quelques centimètres des miens, me suppliaient de rester tranquille. Mon pouls s’accéléra quand une ombre apparut dans le couloir. Grandissant à vue d’œil, elle remplit bientôt toute la largeur de la galerie. Instinctivement, je m’aplatis dans l’encoignure. [...]

Elle était si près que je sentais son cœur battre contre le mien. Était-ce l'anxiété qui l'affolait ainsi ? L’ombre céda bientôt la place à une masse de chair qui s’avançait en titubant. Je reconnus l’homme-ours. Ses yeux roulaient comme ceux d’un fou et ses cheveux, mouillés, étaient plaqués sur son large front. Quand il s’affaissa contre le mur, à quelques mètres de nous, je ne respirai plus. La tête dans les mains, il resta immobile quelques instants puis se redressa et partit se terrer dans la première pièce où il se mit à tourner comme un ours en cage en psalmodiant des vers à un rythme effréné. Était-ce bien un ours, ce redoutable prédateur, que j'avais entrevu dans le face-à-main ? L'ivresse – car il ne faisait aucun doute que l'homme-ours avait beaucoup trop bu – avait-elle le pouvoir de réduire à néant l'instinct des bêtes sauvages ?

Je sortais péniblement de ma torpeur lorsque je sentis la main de Mademoiselle Lampado vagabonder à l’encolure de ma robe. De mes mains enfin libres, j’écartai la sienne avec un regard furieux. Dans la cave, l’ours tournait toujours, grondant par intermittence en raclant les murs effrités de ses poings tendus. J’imaginais sans peine les griffes qu’il ne voyait pas entamer la pierre tendre dans un nuage de poussière. Le salpêtre crissait comme si on le tranchait au burin, la terre tremblait sous nos pieds. Que deviendrait une innocente créature mise inopinément sur sa route ? Mademoiselle Lampado reprit résolument son lent cheminement. Hors de moi, je repoussai à nouveau sa main. La brume qui alors, obscurcit ses yeux, me glaça. [...] D'une main tremblante, j'effleurai sa joue avant de fermer ses yeux. D'instinct, je savais combien mes caresses auraient le pouvoir d’apaiser sa colère. Mais rien n'est jamais aussi simple qu'on ne l'imagine. Grisée par le délicat parfum de ses cheveux, je ne parvenais pas à quitter son cou, et pour cause !...  À mon grand désarroi, une irrépressible désir de mordre s'était emparée de moi...

Si près de mes lèvres, sa peau diaphane me paraissait soudain tendre et savoureuse. Mon sang cognait dans mes veines, échauffant mes pommettes. Dans un sursaut de lucidité, je m'éloignai. Mais elle poussa un profond soupir et une nouvelle pulsion, plus violente que la précédente, m’étourdit. Ma bouche s'ouvrait déjà, découvrant mes dents, lorsque l’homme-ours poussa un hurlement de bête sauvage. Je sursautai d'effroi. Un goût douceâtre et métallique, le goût du sang, m'apprit que je l'avais blessée. D'un coup de langue, j'effaçai sur mes lèvres les  traces de ma maladresse. La tête appuyée contre le mur, Dona – à quoi bon continuer à l'appeler Mademoiselle Lampado après ce qui venait d'arriver ? –, surprise, restait silencieuse. L’homme-ours s'élança alors dans le couloir et se rua vers l’escalier qu’il gravit à toute vitesse comme un animal traqué. Une âcre odeur de sueur le talonnait.
— N'avez-vous pas eu trop peur ? souffla-t-elle à mon oreille, enhardie par la fuite du trouble-fête.
— De vous, ou de ce fou ?

Fin de l'extrait choisi

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23 juin 2016

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