Le temple

Des ronces émergeait un ravissant petit temple. Flanqué de quatre colonnes trapues qui soutenaient un élégant chapiteau, il arborait sur sa façade un mystérieux médaillon de pierre qui sondait la nuit comme l’œil d'un cyclope. Une volée de marches bossues, que surplombaient deux rambardes rouillées, menaient à l’entrée de l’édifice. Sur la droite, un trou béant abritait un étroit escalier qui filait sous terre. Deux piliers, dont l’un présentait une coupe d’offrande, l’autre une statue, encadraient la première marche. De part et d’autre s'élevaient deux murs grisâtres qui masquaient au reste du monde ce trésor d'architecture. Derrière le toit, la cime ramifiée d'un arbre singeait dans l'ombre la croix du Sauveur, transformant le monument en mausolée.



Je sursautai au craquement d’une brindille. 
— Auriez-vous peur de mon refuge ? demanda [Mademoiselle Lampado], surprise.
— Ne le devrais-je pas ? Je ne vois aucune gargouille, le long des gouttières, pour empêcher les démons d'entrer dans votre temple.
— Vous avez raison, il faut toujours être prudent, concéda-t-elle en grimpant vivement les marches.
Sur le perron, elle m'invita à la rejoindre. Fascinée par l’édifice spectral sorti d'un conte de fées, j'obtempérai. Quand je fus à ses côtés, elle tira de son corsage une grande clef en laiton suspendue à son cou. J'eus beau détourner les yeux dès que la mousseline s'écarta, j'aperçus, blanche comme la cire, la naissance de sa gorge. Je toussotai nerveusement, comme si cela avait le pouvoir de chasser les images de l'esprit ! La clef grinça dans la serrure rouillée. J'avais hâte de découvrir l'intérieur du temple. D'un coup d'épaule, elle débloqua la lourde porte qui s'entrebâilla dans un râle.
— Attendez-moi là, je n’en ai pas pour longtemps. Je dois vérifier que tout est en ordre.
— N’êtes-vous pas plutôt sur le point de faire disparaître les restes d’agapes sanglantes ?
— Si vous saviez ! répondit-elle en plongeant dans l’obscurité.
Mon échine se raidit malgré moi. Qu'allais-je imaginer ? Je jetai un œil par l'interstice. Dans la pièce circulaire pirouettait la flamme d'une chandelle, dévoilant tantôt une toile chatoyante, tantôt un meuble ciré, tantôt son visage blême, grignoté par des lames d'ombre. [...]

Du tiroir d’un vieux buffet, [Mademoiselle Lampado] sortit trois robes qu’elle déplia à mes côtés. La première, d'un bleu nuit ourlée de rose, était en soie. La seconde, intégralement blanche et sans aucune fioriture, avait été taillée dans une délicate mousseline. La troisième, pourpre et crème, foisonnait de dentelle et de nœuds dorés. 
— À présent, il ne tient qu’à vous de remédier à ce désagrément. Choisissez celle qui vous plaît.
Ses yeux brillaient dans la pénombre comme deux perles de verre.
— Je suis affreusement gênée. 
— Ne vous faites donc pas prier, rien n’est gratuit, vous savez.
— Ah ? et quel est votre prix ? demandai-je, interdite.
— Rien de bien onéreux, rassurez-vous. Essayez chacune de ces robes et je serai comblée. Mon unique désir est d'offrir un écrin à votre beauté. 
— Est-ce tout ?
— C’est beaucoup.
— Permettez-moi d'émettre une objection. En quoi cela me coûtera-t-il ?
— Voulez-vous dire que cet essayage vous sera agréable ? 
— N'est-ce pas un plaisir de revêtir d’aussi somptueuses robes ?
— Quelle chance ! murmura-t-elle sans me quitter des yeux. Ce sera alors un plaisir partagé, ces derniers étant toujours les meilleurs.

Sur ces mots, elle s'assit sur une chaise et attendit, les bras croisés. Je cherchai un paravent ou à défaut un recoin quelconque mais à mon grand étonnement laecnipa pièce de forme circulaire, bien que meublée, n’offrait aucune cache. 
— Où puis-je me changer ? bredouillai-je, incrédule.  
— Où cela vous chante, Joséphine. Tout le temple est à vous, ajouta-t-elle en balayant l'espace de la main.
— Je vois, répondis-je, la gorge sèche. C’est donc cela, votre prix.
— Me trouvez-vous trop gourmande ? Nous pouvons négocier, vous savez. Rien n'est définitif.
— Que proposez-vous ? 
— Voyons voir, dit-elle en tirant machinalement sur l'extrémité de son menton. Je pourrais vous aider, vous tenir lieu de femme de chambre.
— Et en quoi cela allègerait-t-il ma peine ?
— Je peux enfiler la tenue de ma gouvernante, nous serions ainsi à égalité. N'est-ce pas là une fabuleuse idée ? s'exclama-t-elle avec un plaisir évident.
— Non merci, je n’y tiens pas. Si c'est là votre dernier prix, alors j'accepte votre proposition initiale, ainsi que vos services de femme de chambre mais sans le déguisement qui va avec.
Un sourire aux lèvres, elle se leva lentement et passa derrière mon dos. Une à une, elle dégrafa les épingles de ma robe. N'osant respirer, je gardai les yeux baissés. Doucement, elle fit glisser l'étoffe sur mes épaules puis tira sur les manches, dévoilant du même coup mon corset. Sentait-elle ma gêne ? Elle s'agenouilla et souleva délicatement une cheville après l'autre. Quand elle se redressa, je n'avais plus de robe. 
— Vous êtes décidément très belle. Quel délicieux choix ! 
— De quel choix parlez-vous ?
— Cela ne vous regarde pas, répliqua-t-elle en prenant la robe bleue en soie. Tenez, essayons celle-ci.
— Je croyais que vous étiez à mon service.
— Je suis tenue par une promesse, me rappela-t-elle. Auriez-vous oublié le face-à-main ? Il est inutile de m'interroger à ce sujet.
— Soit ! En attendant, ajoutai-je avec une pointe de sadisme à peine dissimulée, puisque vous êtes à mes ordres, ôtez donc ce jupon. Il n'ira pas du tout avec la robe.

Je guettai quelque marque de contrariété mais son visage, radieux, ne reflétait que joie et humilité. Elle partit chercher une crinoline qu'elle inspecta méticuleusement avant de me rejoindre à pas comptés. Pourquoi agissait-elle avec une telle indolence ? Du bout des doigts, elle se mit en quête de l’agrafe qui retenait mon jupon. Excédée par son attitude, je décidai de ne pas l’aider ;  seulement ce ne fut pas la plus lumineuse idée que j’eus ce soir-là. Rétrospectivement, je ne comprends toujours pas comment je pus sur un mouvement d’humeur manquer de jugement à ce point. Car, à mon grand désarroi, je ne réagis pas du tout comme je l'espérais à ses tâtonnements ; ni elle, à l'épreuve que je pensais lui infliger... 
— Je vous en prie, hâtez-vous, finis-je par la supplier d’une voix que je ne reconnaissais pas.
— Mon contact vous serait-il si odieux que vous ne m’imploriez de manquer à mes nouvelles fonctions ? Ou bien... serait-ce autre chose ? 
— J'aimerais bien savoir quoi ! grommelai-je.
— Ah ! laissa-t-elle échapper, loin d'en croire un mot. Si je n’étais pas pieds et mains liés par cet absurde pacte !
— De quel pacte parlez-vous ?
— N'oubliez pas que j'ai promis.
— Cela commence à faire beaucoup de non-dits, relevai-je froidement. Le propriétaire du face-à-main, l'allusion sibylline à un délicieux « choix », maintenant, cette ridicule histoire de pacte ! Il faudra tout de même que vous m'expliquiez tous ces mystères un jour, non ? 
En guise de réponse, elle haussa les épaules. N'étais-je pour elle qu'une fillette à qui l'on pouvait bien faire des cachotteries puisque de toute façon, elle ne comprenait rien ? 
— Il ne tient qu’à vous de briser ce pacte, hasardai-je en décidant, à mes risques et périls, de jouer sur son propre terrain. Faites m’en part et cueillez le fruit de votre trahison.
— Ne me tentez pas, jeune fille, vous n'avez aucune idée de ce qu'il faut offrir en pâture à mon appétit d'ogre. Ah, enfin ! s'écria-t-elle en dégrafant mon jupon qui tomba d'une pièce.
Je ne voulus pas savoir ce qu’il me serait arrivé sous ses crocs voraces. M’aurait-elle dépecée sans coup férir ? Se serait-elle jouée de moi avant de me sacrifier à quelque rituel primitif ? Dans ses pupilles dilatées, une lueur cruelle m’arracha un frisson.
— Auriez-vous à nouveau peur de moi ?
— Le devrais-je ? répondis-je précipitamment en me disant que décidément, rien ne lui échappait.
— Bien entendu, ne vous ai-je pas déjà prévenue ?
— Et que devrais-je craindre exactement ? 
— Ces choses-là ne se décrivent pas, Joséphine
— Montrez-moi alors, la défiai-je en chassant de mon esprit l’affreuse apparition du miroir.  

Ses paupières battirent rapidement et lorsque ses yeux se posèrent à nouveau sur moi, leur intensité était telle que je regrettai aussitôt cette provocation inutile. Elle avait probablement raison, sans doute n'étais-je qu'une enfant, capricieuse et irresponsable. Si la satisfaction que m'avait apporté cet absurde acte de bravoure était infime, quel en serait le prix ? L'inertie engourdissait déjà mon corps, le livrant tout entier à la bête qui sommeillait en elle, lorsqu'un singulier sentiment de liberté s'éleva en moi. Sa présence, décidément, était loin de m’être désagréable.
— Si tel est votre désir, je ne peux m'y opposer. D’autant qu’une promesse n'a aucune valeur, ajouta-t-elle après une courte hésitation, s'il n'y a pas de mise à l’épreuve. 
Comment avais-je pu croire qu'elle serait tenue par sa parole ? Elle ôta adroitement la crinoline puis s’accroupit devant moi. Toute force m'avait quittée. Elle saisit l’une de mes chevilles, plongea ses yeux dans les miens, puis l’effleura de l'envers de la main ; je sentais son souffle chaud sur mon mollet.

Fin de l'extrait

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30 juin 2016

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