La pièce mystère

Quelques minutes plus tard, nous discutions comme deux amies d'enfance. Toute à la contemplation d'une poignée de boucles brunes sorties de son chignon qui venaient lécher son visage pâle, je bus plusieurs verres sans y prendre garde. En me penchant vers elle – [Irène Africa] s'était mise à chuchoter d'une voix précipitée –, je sentis que l'ivresse m'avait rattrapée. Ainsi, c'est sans avoir saisi un traître mot de ce qu'elle venait de dire que je lui emboîtai le pas quand elle quitta le salon pour disparaître dans le long couloir. La multitude de bracelets qui habillaient ses bras jusqu'aux coudes rythmaient notre progression au son aigu des cliquetis métalliques. Au fond du couloir, elle bifurqua à droite et poussa une porte entrebâillée que je n'avais pas remarquée. La pièce était entièrement plongée dans le noir. Seule une fenêtre se découpait dans l'obscurité. La vue, imprenable, s'étendait du jardin blanchi à la lune aux arbres qui gardaient le temple.



—  Quel magnifique jardin ! dis-je en regardant par la fenêtre.
—  Le jardin des délices ! commenta-t-elle d'une voix étranglée en avalant un cachet bleuté. Le voyez-vous ? Là, dans les bosquets, avec cette abominable femme ?
—  Parlez-vous de Miss O'Connell ? 
Sous un chêne, je venais d'apercevoir la musicienne dans les bras de Weston Douglas.
— La sirène de la rue de l'Abbaye... Que ne faut-il pas entendre ? Une sorcière, oui ! Je déteste le voir aux prises avec cette mante religieuse... Cela s'arrêtera-t-il un jour ?
—  Pardonnez-moi si je me montre indiscrète, mais je ne suis pas sûre de tout comprendre... Seriez-vous... amoureuse de cet homme ?
—  Amoureuse de Weston ? répéta-t-elle en tournant vers moi ses grands yeux égarés. Comme c'est joliment dit ! Je suis bien plus que cela puisque son cœur m'appartient. Mais son corps  m'échappe, encore et toujours, cette situation me rend folle.
— Mettez-y un terme, dans ce cas, rétorquai-je sans perdre des yeux le couple enlacé. Pourquoi aimer un être qui vous fait souffrir ?
— Croyez-vous que l'on contrôle ce genre de chose ? Je devrais en faire autant de mon côté, oui ! Et distiller dans son cœur le même poison qui dévore le mien... Au lieu de cela, je garde mes aventures secrètes. Pourquoi ne lui ai-je jamais parlé de Frederick ? Pourquoi ?
— Monsieur Miller a été votre amant ?
— Et quel amant ! Fougueux et tendre, le rêve de toute femme ! Vous savez, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, il est libre. Je suis persuadée que vous pourriez lui plaire. Vous êtes jeune, fine, pleine de grâce. Je connais très bien ses goûts.
— Et s'il ne me plaisait pas ?
— C'est impossible, trancha-t-elle en me scrutant plus intensément que jamais. À moins, bien entendu, que vous n'ayez les mêmes inexplicables penchants que notre maîtresse de maison. 
Sous le charme – ou l'emprise de l'alcool –, je commençai à me le demander, moi aussi.
— Pas du tout, m'empressai-je de répondre en fuyant son regard, mais le Visionnaire ne me plaît pas.
La victoire de cet absurde pari me semblait de plus en plus improbable.
— Je ne vous crois pas, c'est impossible. 
— Embrassez-moi, vous verrez bien que cela ne me fait aucun effet.
Elle ne répondit pas et reprit son poste d'observation. Je ruminais ma tentative avortée. Sous nos yeux, les mains de l'amant volage froissaient la fine robe de la sirène qui se pressait contre lui.

—  C'en est assez ! Dois-je vraiment me laisser humilier sans, d'une façon ou d'une autre, me venger à mon tour ? 
— Vous savez très bien qu'il existe une solution très simple à votre problème, dis-je calmement. Faites-en autant. S'il est libre, vous l'êtes également.
— Si seulement j'avais un amant en ce moment ! fulmina-t-elle en passant une main tremblante dans son chignon.
— Vous m'avez, moi. Vous ne risquez rien, je vous l'ai dit, alors allez-y, utilisez-moi, vengez-vous. Et ne me regardez pas ainsi, je me sacrifie de bon cœur.
— Je ne crois pas aux sacrifices.
— C'est un moyen comme un autre de vous prouver que je ne suis pas celle que vous pensez.
— Un moyen pour le moins paradoxal, vous ne trouvez pas ? maugréa-t-elle, suspicieuse. Et que pourrions-nous bien faire ensemble ? Je suis curieuse de le savoir...
— La même chose qu'eux, pourquoi ne pas prendre exemple ? [...]

La lune disparut derrière un épais nuage d'orage. Nous ne distinguions guère plus que deux ombres, étroitement entrelacées. Mon cœur battait à tout rompre. Allait-elle tomber dans un piège aussi grossier ?
— Et qui, de nous deux, ferait Miss O'Connell ? demanda-t-elle les yeux rivés à la fenêtre. 
— Moi. Vous devez faire en tout point ce que Weston fait, pas ce que Miss O'Connell fait. C'est le meilleur moyen d’être à égalité, non ?
— D'accord, opina-t-elle d’un ton brusque. 
Elle appuya son front contre la vitre et suivit quelques secondes – qui me semblèrent une éternité ! – les avancées du couple libertin. Puis elle prit ma main et m'attira à elle. Je n'osai lever les yeux de peur qu'elle ne perçût mon trouble. Quand ses lèvres effleurèrent mon cou, je restai immobile et froide comme une statue. 
— Qu'avez-vous ? souffla-t-elle à mon oreille. Pourquoi restez-vous figée ? Est-ce l’image que vous avez de la Sirène ? Parce que voyez-vous, personnellement, je ne la perçois pas du tout comme cela.
— Vous n'agissez pas comme votre amant, répondis-je en la défiant du regard, soyez un homme et je serai une femme.
Ses paupières battirent nerveusement. Elle hésita, me dévisageant d’une manière pour le moins gênante, puis m'accola dos à la vitre :
— Pour la peine, vous serez ma prisonnière, murmura-t-elle en me mordillant le lobe de l'oreille. Faites marcher votre imagination, je suis certaine que vous n'avez nul besoin de voir Mary pour agir comme elle. 
— Détrompez-vous...
— Chut, chuchota-t-elle en plaquant une main sur ma bouche – de l’autre, elle caressait mes seins à travers la robe –. Mary ne parle pas, elle se contente de soupirer. 
Elle ne m'avait pas encore embrassée. Que faire ? L'enjeu de ce stupide pari était un baiser, pas une caresse. Si je voulais gagner, je devais attendre qu'elle pose ses lèvres sur les miennes, ce qui, avec un peu de chance, allait très certainement se produire, mais quand ? Pourrais-je lui dissimuler mon trouble suffisamment longtemps ?
— La canaille ! enragea-t-elle en faisant glisser la robe de mon épaule avant de dévorer celle-ci de ses baisers. Les hommes ne pensent qu'à ça ! Pourquoi une telle fascination pour ce « quelque chose » qu'ils n'ont pas ?

Elle s'attaqua alors à ce que ne dissimulait plus qu'à moitié mon corsage, m'arrachant un gémissement de surprise. Après un court silence – pendant lequel je me tortillai fébrilement en tentant, tant bien que mal, de conserver mon sang-froid –, elle ajouta, déconcertée :
— Je dois reconnaître, toutefois... C'est chaud, doux, et cette petite chose, au bout, qui gonfle...
— Je vous en prie, la suppliai-je, sentant mes jambes vaciller, arrêtons-là. C'est une idée absurde. J’aurais dû réfléchir avant de vous faire une telle proposition.
— C'est trop tard ! Et vous n’avez vraiment pas de chance. Ils ne semblent pas être sur le point d'arrêter... 
— C’est trop désagréable, avançai-je sans grande conviction, sentant que mon désir prenait le dessus, et que si cela devait continuer longtemps ainsi, je perdrais toute maîtrise des choses.
— Je ne vous crois pas, ricana-t-elle en me pinçant gentiment. Détendez-vous, vous êtes raide comme un piquet. Oh oh ! Les choses se corsent dehors !
— Que se passe-t-il ? haletai-je en priant de toutes mes forces pour qu'un baiser, enfin, vienne mettre fin à mon calvaire. Que font-ils ? Qu'allez vous faire ?

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14 juin 2016

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