Le couloir

L'impuissance m'étranglait. J'étais venue me livrer pieds et poings liés à des gens qui semblaient se disputer le droit de m’humilier. On me qualifiait de « délicieuse créature », on soulignait mon « ineptie », on me confiait, sans même me demander mon avis, à un succédané de nourrice qui me houspillait d'entrée de jeu. Je commençais à voir rouge. Si rétrospectivement, je ne regrette pas de ne pas m’être éclipsée sur-le-champ, sur le moment, il me fut extrêmement pénible de surmonter l'assaut de la baronne. Par bonheur, elle s'apaisa aussi vite qu'elle s'était emportée :



— Mais ma pauvre petite, serait-ce donc vrai ? Seriez-vous si naïve que vous n'entendissiez rien à ce lieu de débauche et de luxure ? Ignorez-vous, susurra-t-elle l'œil un rien vicieux, que les adeptes d’un culte controversé auquel moi-même, tantôt, je me  vouai corps et âme, sont légion ici ?
— De quel culte parlez-vous ?
— Dieu ! quelle délicieuse petite sotte ! s'exclama-t-elle les yeux au ciel pendant que je trépignais de rage – trop de « délicieuse » en trop peu de temps –. Est-il possible qu’aucune rumeur ne soit parvenue jusqu’à vous ? Avez-vous pris vos quartiers sur la lune ?
— C'est-à-dire, non, mais…
Je m'interrompis à la pensée des bruits qui, effectivement, étaient arrivés jusqu'à moi. Cependant, je ne souhaitais nullement relayer les crimes dont on avait souillé la réputation de Mademoiselle Lampado. Colporter des calomnies n'avait jamais fait partie de mes travers. Lorsqu'une main effleura mon épaule, je sursautai. Mademoiselle Lampado salua mon interlocutrice d'une voix glaciale. Avait-elle entendu notre conversation ?
— Je vois, Madame la baronne, qu’aucune proie n'échappe à votre sagacité. Néanmoins, n'y voyez aucune malveillance de ma part, je vais vous enlever cette charmante jeune fille pour lui faire visiter les lieux. Je n’ai déjà que trop manqué à mes devoirs ! Ensuite, bien entendu, ajouta-t-elle avec un aimable sourire, libre à elle de se réfugier à nouveau dans votre giron.

C'est ainsi qu’à la barbe naissante de la vieille dame qui, je l’appris plus tard, n’avait jamais renoncé à ce mystérieux culte, Mademoiselle Lampado m’enleva sans autre justification. J'avoue que je n'en fus pas mécontente, même si cet acte d'autorité me parut sur le moment quelque peu cavalier. La déchéance comme la décadence, si elles n’avaient aucune prise sur mes jeunes années, ne constituaient pas pour autant un spectacle réjouissant. Or, malgré l'inquiétude que me causait la maladie de ma mère, je me sentais ce soir-là d'humeur plutôt légère, du moins était-ce l'état auquel j'aspirais. Je suivis donc mon hôte avec plaisir, éblouie par sa chevelure dorée qui brillait sous les feux des chandeliers. Elle me conduisit à ses invités avec la grâce d’une princesse et l’assurance d’un major. Docile, je saluai mille visages dont j’oubliai aussitôt les propriétaires. Néanmoins, je souris à tout va, sans oublier de baisser les yeux dès que l'âge ou le sexe l'exigeait. Je gagnai ainsi la sympathie de tout un chacun plus sûrement qu'avec n'importe quel discours. 

Aux portes du salon, Mademoiselle Lampado m’invita à la devancer dans le long couloir qui desservait la cour intérieure. Je lui jetai un regard interrogateur, mais ne gagnai en retour qu'un hochement de tête m'enjoignant d’obtempérer. Où m’emmenait-elle ? Je frissonnai en songeant aux rumeurs auxquelles j'avais peut-être hâtivement refusé de prêter attention quelques minutes plus tôt. Néanmoins comment croire à tant de monstruosité chez une femme si noble ? Son pas régulier rebondissait dans le corridor. Je marchais en silence, la tête rentrée dans les épaules, sentant derrière moi son inquiétante présence. Tout à coup elle s’arrêta. Surprise, je fis volte-face. Appuyée contre un mur, elle me dévisageait paisiblement dans la pénombre. Une singulière sensation glissa sous ma peau. Si je l’attribuai alors à la peur, je sus plus tard qu’il n’en était rien. 
— Vous pouvez me suivre à présent, annonça-t-elle en se redressant. J’espère arpenter mon jardin avec autant de grâce que vous.

Derrière une porte que je n'avais pas remarquée m’attendait une surprise de taille. Je savais que Mademoiselle Lampado possédait un jardin, mais j’étais loin d’imaginer un tel havre de verdure en plein Paris. Jamais je n’aurais pensé que derrière ces hauts murs vermoulus, en partie écroulés, se dissimulait un aussi ravissant coin de paradis.

Fin de l'extrait choisi

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19 juin 2016

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